jeudi 23 avril 2009

Le patron noté et élu par ses salariés





L'entreprise Jacques Benoit SA que j'ai créée en 1970 était spécialisée dans l'importation, le traitement et le conditionnement de graines salées, de fruits secs et de popcorn ; elle employait 160 personnes à plein temps et la grande distribution représentait 80% de sa clientèle.

Au-delà de son aspect économique, j'ai voulu faire de cette entreprise un laboratoire social, "intuitant" déjà à cette époque que l'Entreprise devait évoluer et que la démocratie devait y être intégrée. Le discours du Général de Gaulle sur la participation n'est certainement pas étranger à cette démarche.

Concrètement, tous les ans les salariés étaient appelés à me noter à bulletin secret sur la confiance qu'ils me faisaient. Ils disposaient à cet effet d'un document comportant 11 notes allant de 0 à 10 avec la question "dans quelle mesure faites-vous confiance à Jacques Benoit pour gérer notre entreprise ?". Chacun, dans un isoloir, entourait la note correspondante, mettait ce bulletin dans une enveloppe vierge et la déposait dans l'urne disposée à cet effet.
Pour le dépouillement : deux cas de figure ; soit j'avais la moyenne et étais automatiquement reconduit dans mes fonctions ; il n'y a avait pas eu de campagne électorale, pas de perturbation... J'insiste sur ce point parce qu'on a souvent voulu caricaturer mon expérience en disant qu'on passsait notre temps en réunions et en votes... Faux ! L'équipe du matin était venue noter à tour de rôle à raison de 5mn chacun ; l'équipe de l'après-midi était venue une heure avant la reprise du travail pour noter à son tour ; il y avait en tout et pour tout deux heures d'arrêt de travail pour le dépouillement.

Deuxième cas de figure, je n'avais pas la moyenne et devais organiser une élection pour élire si nécessaire un nouveau PDG. Pendant longtemps on m'a dit "vous ne prenez pas beaucoup de risques ! Etant le PDG fondateur de cette entreprise, on n'osera jamais vous mettre moins de 5 !" Ce à quoi je répondais "détrompez-vous : il y a beaucoup de 0 et de 1 et un jour il y en aura plus que de 9 et de 10 !" Mais on ne me croyait pas ! Et en 1995, vingt cinq ans après la création de l'entreprise, suite à des résultats économiques très médiocres et - appelons un chat un chat - au licenciement mal compris ou mal expliqué du directeur de production qui ne donnait pas satisfaction, on m'a fait savoir qu'on me remettait en question en me notant 4,17/10... Comme je m'y étais engagé, j'ai donc organisé un élection. Pouvaient se présenter à cette élection tous les salariés de l'entreprise à condition qu'ils aient un an de présence ou des personnes externes à l'entreprise à condition que leur candidature soit validée par le tiers des salariés ou par le tiers des actionnaires. Tout naturellement s'est présenté contre moi le fameux directeur de production dont je m'étais séparé ! Etant licencié, il n'avait rien à perdre ! Il avait de plus parfaitement le droit de se présenter puisqu'il était toujours inscrit aux effectifs et dispensé de faire son préavis ; qui plus est, il avait une "revanche" à prendre et des choses à dire : ayant fait partie du Comité de Direction pendant plus d'un an et demi il connaissait parfaitement l'entreprise et ses cadres. Pour qu'il puisse s'exprimer, j'ai donc organisé une campagne électorale ; pendant quinze jours, il y a eu des réunions payées pour les salariés afin qu'ils puissent entendre mon adversaire ; j'ai mis à sa disposition des panneaux électoraux, un secrétariat et ai vécu tous les ingrédients d'une campagne électorale avec son lot de coups bas, de désinformation, etc.

Cette élection se passait au sein d'une assemblée composée pour moitié de tous les salariés de plus d'un an de présence et qui avaient chacun une voix et de tous les actionnaires qui avaient autant de voix que les salariés mais pas une de plus ; à la différence des salariés ils avaient des voix proportionnelles à leur apport en capital (voulant par là respecter la hiérarchie des actionnaires, trouvant tout à fait normal qu'un actionnaire possédant une part importante du capital ait un droit de regard plus important que celui qui n'en possède qu'une infime partie). Pour être élu, il fallait les 3/4 des voix de ces deux assemblées.



Et là, tout change par rapport au système que nous vivons : le PDG élu tire son autorité d'un mandat donné par les deux principaux partenaires de l'entreprise que sont les salariés et les actionnaires ; alors que dans l'entreprise basique, la légitimité de l'autorité d'une patron est liée à un mandat donné par des personnes que sont les actionnaires dont la seule motivation est le retour sur investissement : comment voulez-vous que ce patron ait une véritable autorité morale dans l'entreprise et que sa politique ne soit pas orientée vers la recherche du profit maxium avec tous les dégâts collatéraux que cela suppose...!

A ce stade de mon témoignage, un certain scepticisme s'installe...

Beaucoup me disent "mais vous ne preniez pas beaucoup de risques puisque vous étiez actionnaire à plus de 70 % ! Sans votre accord, votre adversaire n'avait aucune chance d'être élu !" C'est vrai ! Mais je n'ai jamais parlé d'autogestion : c'est bien ensemble que les deux partenaires devaient désigner leur patron ; et pour ma part, ce n'était pas gagné d'avance ! Rappelez-vous que j'avais eu 4,17 /10 à la notation, un carton jaune qui pouvait se transformer en carton rouge si la moitié des salariés ne votait pas pour moi... Je n'avais pas les 3/4 des voix requis. Dans ce cas-là j'avais deux choix possibles : soit je faisais confiance à mon adversaire et votais pour lui : il devenait le nouveau PDG et je restais actionnaire ; soit je ne lui faisais toujours pas confiance et devais présenter un nouveau candidat. Dans les deux cas, je devais quitter mon poste de PDG. Aurai-je vraiment laissé ma place ? Honnêtement, je n'aurais pas eu le choix parce déjà à l'époque depuis vingt ans je faisais régulièrement des conférences sur le bien-fondé de la démocratie dans l'entreprise ; j'avais écrit "l'entreprise démocratique" (ce livre dans lequel tout le système de cette démocratie est détaillé) et - qui plus est - cette procédure était adossée au règlement intérieur de notre entreprise ; cela n'avait pas force de loi - j'en conviens - mais moralement m'engageais fortement : je ne me voyais pas pouvoir dire "tout ce que j'ai dit, tout ce que j'ai écrit çà comptait pour du "beurre" et aujourd'hui je ne le respecte pas" ; cela leur aurait était intenable et j'aurais du partir.

Au sujet de cette démocratie, on me dit souvent que ce système peut à la limite être valable pour de petites entreprises parce qu'on y connaît son patron et on peut porter un jugement de valeur. En fait, ce raisonnement est tout à fait erronné ; cette démocratie ne peut être applicable que dans les moyennes et grandes entreprises ; je situe ce niveau à plus de trois cents salariés. Pourquoi ? Parce que, si vous avez bien suivi mon raisonnement, la pierre angulaire de cette démocratie est la remise en question du chef d'entreprise comme la pierre angulaire de la Constitution de la Vème République est l'élection au suffrage universel du Président de la République. Plus l'entreprie est petite, plus le patron est un homme-orchestre : il porte plusieurs casquettes et le remettre en question c'est remettre en question l'entreprise. Par contre, plus l'entreprise est importante, plus le chef d'entreprise est un chef d'orchestre ; et remettre en question le PDG d'une grande entreprise ne remet pas l'entreprise en question.

Autre objection : les salariés ont-ils les compétences pour choisir leur Patron ?

Ce à quoi je réponds : ces personnes dont vous doutez des compétences voire de l'intelligence sont pourtant les mêmes qui, à l'extérieur, sont appelées à voter pour leur maire, leur député, leur président, etc. Alors, puisqu'on les reconnaît comme intelligentes et responsables à l'extérieur de l'entreprise, pourquoi deviendraient-elles bornées et irresponsables à l'intérieur de l'entreprise ? J'irai même plus loin : je pense qu'en terme de compétences, les personnes qui vivent leur entreprise au quotidien ont certainement plus d'éléments d'évaluation pour choisir le PDG que celles qui élisent leur patron uniquement sur le cours des actions, et que le risque d'erreur est moindre !

Il y aurait encore beaucoup à dire... J'ai même peur d'avoir été un peu long...
Mais je ne manquerai pas de répondre à toutes les questions et objections dans les prochains articles et de mettre en avant tous les avantages de la démocratie dans l'entreprise, une des clefs pour la refondation du capitalisme.

4 commentaires:

  1. Tout ce récit est la prière que les personnels de l'entreprise ont utilisé au gré de leur pouvoir pour valider ou contrer cette idée NOUVELLE en terme d'implication personnelle d'élection du PDG. A mon avis, pour ceux qui comme vous et moi y croyaient véritablement, cette démarche qui résonne encore aujourd'hui dans nos têtes, a représenté et représente encore beaucoup dans l'école du "Faire face à" dans la vie de tous les jours.
    N'oublions pas que les expériences de la vie sont des savoir-faire, des savoir-être, des savoir-vivre ... que l'on acquiert et qui nous suivent.

    Dans un de mes textes, je le souligne d'ailleurs - "comprendre son passé et le prendre au présent, le conjuguer futur et en être content, tu as choisi l'amour plutôt que les règlements"

    S'agissant de développement durable, c'est un vaste domaine où, le respect et la loyauté sous-entendus dans ce schéma de vie où l'affirmation individuelle a ses conséquences, j'ai envie d'insister sur l'importance de cet élément maillon fort en matière de conduite humaine.

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  2. Merci Alain de ton commentaire

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  3. J'ai participé à un séminaire que vous organisiez il y a quelques années, à la fin de mes études d'ingénieur esiea et je pense que le "cours" que vous nous avez donné est sûrement celui qui m'a le plus marqué et influencé parmi tout ceux que j'ai eu l'occasion d'avoir durant mes 5 ans d'études...
    Puissent votre histoire et vos idées se propager plus largement et participer au renouveau d'une nouvelle forme d'entreprise, plus humaine, plus juste.
    Vos discours ne me semblent pas inutiles pour la génération à laquelle j'appartiens... mais il y a encore beaucoup de boulot...
    Merci pour tout.

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  4. Merci de votre témoignage élogieux sur le séminaire Ethique et Développement Durable.
    Comme vous le dites "il ya encore beaucoup de boulot à faire" pour changer les mentalités et réformer l'entreprise mais c'est parce que nous serons nombreux à le vouloir et à le réaliser que l'utopie d'aujourd'hui deviendra réalité. C'est justement le but de ce Blog de faire évoluer les consciences...

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Bienvenue !

Le 4 avril 2009 à Londres se sont réunis les chefs d'état des pays les plus riches de la planète : le G20. L'ambition affichée était de refonder le capitalisme (cf. N. Sarkozy). En fait de refondation, nous avons eu droit à un ravalement. On connaissait le bluewashing, le greenwashing, maintenant nous connaissons le whitewashing.
Le G20 a montré du doigt les paradis fiscaux et a remis en question les bonus des patrons. Mais nous l'avons bien compris : rien de fondamental pour le capitalisme dont la pierre angulaire est la loi du plus fort.
Il y a donc urgence à faire émerger des idées concrètes pour refonder le capitalisme et donner de l'espoir à ceux qui se refusent politiquement parlant d'avoir à choisir entre une droite qui fait allégeance complète au capitalisme, une gauche en panne d'imagination et une ultragauche en pleine utopie.
Voilà tout l'objet de ce blog : exprimer des idées, réagir, commenter ...